Serge Orru, qui vient d’annoncer son départ du poste de directeur de WWF France, plaide ici pour un compromis historique des écologistes avec les syndicats pour générer de la croissance
verte et de l’emploi qui dure. A la veille de la réunion du 24 juillet, qui doit préparer la Conférence environnementale de septembre, il défend une écologie qui ne soit pas seulement celle
du carton rouge mais aussi de la main tendue.
La crise actuelle s’annonce cruellement… durable. Et, pour légitimes qu’elles soient, les exigences
écologiques pourraient vite apparaître aux yeux de l’opinion comme des entraves supplémentaires à notre compétitivité.
- Non, La question écologique n’est pas soluble dans la crise. C’est même tout le contraire ! Mais il est exact que nous
ne pouvons pas seulement rester sur une vision défensive des écosystèmes. Il faut administrer la preuve que la relance écologique est la solution d’urgence et de long terme.
Si on ne s’en tient qu’aux grands principes environnementalistes, nous risquons de ne pas être entendus. Aujourd’hui, il
faut parler emploi, emploi et encore emploi. Le vrai : celui qui dure. Il faut flécher les filières porteuses : les vertes à haute valeur ajoutée que viendront nous acheter les pays
émergents. Nous devons inventer une réplique offensive au chômage de masse qui porte à la fois sur l’empreinte écologique, l’empreinte économique et sur la création de richesse, de salaire,
de cotisation et donc de protection sociale.
J’irai même plus loin. Il faut engager une éco-planification qui implique les syndicats de salariés, les employeurs et les
ONG avec les ministères concernés. C’est ce qui doit surgir de la Conférence environnementale pour la transition écologique.
Des syndicats qui ont peut-être plus urgent à faire en ce moment ?
- Détrompez-vous. Les syndicalistes sont des citoyens actifs qui aiment leurs enfants et leurs petits-enfants autant que
les écolos. Et ils en ont marre de voir l’emploi se précariser et le périmètre industriel se rétrécir comme peau de chagrin. Ils sont exaspérés d’assister, impuissant, à la
déflagration des cancers, du diabète ou de l’obésité qui s’expliquent pour une bonne part par la dégradation environnementale. Ces vérités là, ce sont les écologistes, à commencer par
le Réseau environnement santé (RES), qui les portent, au milieu d’un lourd silence. Sur tous ces sujets, nous sommes crédibles, audibles et reconnus.
Le coup d’envoi de ce dialogue pourrait être la Conférence environnementale de septembre…
- Tout à fait. C’est l’occasion où ne jamais de mettre en haut du menu la croissance de l’économie verte. Il faut qu’on
cesse de se regarder les uns et les autres en chiens de faïence. Il faut un compromis historique et dynamique avec le monde syndical. Nous devons démontrer, et les arguments puissants ne
manquent pas, que la relance écologique est un formidable outil de désendettement. Il y a une voie, celle du juste nécessaire, qui permet à une économie décarbonée de tourner rond.
Si le monde industriel doit changer sa perception de l’écologie, les écologistes doivent aussi modifier leur regard sur la
technologie, jugée souvent suspecte a priori…
La technologie n’est pas un gros mot. Bien sûr qu’il en faut. Mais attention aux mirages : il n’y aura pas de
solution purement technique à un problème politique. Cette crise industrielle est aussi une crise de civilisation. C’est au moment où l'on est très mal qu'il est vraiment utile de
philosopher. Il faut donc dire haut et fort que la culture du jetable doit s’effacer devant celle du durable. Sans cette sobriété indispensable, nous aurons et les plans sociaux et les
larmes.
Une consommation plus sobre, donc réduite, peut à vos yeux stimuler des emplois ?
- Bien sûr. Prenez les déchets : ce sont nos nouvelles ressources. En jetant nos poubelles au feu des incinérateurs,
nous brûlons des richesses inouïes, des matières premières et de la valeur ! C’est absurde. Songez que chaque Européen prélève 16 tonnes de ressources par an dont 6 deviennent des
déchets. A l’heure où l’on parle, 50% de ces rebuts vont dans les décharges où ils sont enfouis six pieds sous terre. C’est juste mettre une croix sur 2, 4 millions d’emplois.
Pourquoi ne pas regarder ailleurs ? Juste un exemple : une bouteille de PET (plastique) sur deux est recyclée en
France. En Belgique, c’est huit sur dix. Et vous savez à combien est valorisé la tonne de PET recyclée ? A 1.200 euros ! La matière première pullule. La technologie est mature. Et les
acheteurs sont là. Alors on attend quoi ? Pourquoi préférer jeter ces pépites dans les incinérateurs ? Ou les décharger dans la mer ?
Il y a aussi les déchets électroniques gorgés d’or et de métaux précieux qui sont massivement exfiltrés en Inde ou
en Afrique…
- Un gâchis et une gabegie impardonnable ! On brûle de l’or sans créer d’emploi et en polluant les autres. Or, dans
le monde, ces déchets recèlent 320 tonnes d’or, c’est à dire l’équivalent de 7 % de la production minière annuelle de ce métal. Nous prétendons en France récupérer 8 kilos de ce "minerai"
par habitant et par an. Or c’est à peine un tiers du gisement réel ! Pareil pour les piles ultra toxiques… Notre mode de vie empreint de gaspillage est devenue une arme de destruction
massive.
Un écologiste peut-il parler sans rougir de réindustrialisation ?
- Il doit le faire. Pourquoi les Belges peuvent-ils créer une usine de recyclage de déchets électroniques à Anvers qu’ils
appellent "mine urbaine" ? Pourquoi eux et pas nous ? Et pourquoi ne pas implanter cette métallurgie du XXIe siècle ultra pointue sur les friches industrielles de Lorraine ou du
Nord ? Je le dis sans mâcher mes mots : la très haute technologie peut nous permette de réduire l’empreinte technologique.
Pourtant, nombreux sont les chercheurs, notamment les généticiens, qui reprochent aux écologistes d’empiler les
contraintes et de retarder, par exemple, l’émergence de la chimie verte ?
- Reconnaissons d’abord aux écologistes, qu’on a tellement raillé, d’avoir travaillé à la préservation des espèces et des
espaces, d’avoir produit des indicateurs pour comprendre le changement climatique et d’avoir mis en évidence que le progrès industriel, tel qu’il avait été conçu au XXe siècle, était
autophage. Qui d’autre a tiré l’alarme ?
Mais, vous avez raison, ça ne suffit pas. Les écologistes doivent maintenant faire mieux comprendre aux mondes de la
recherche, de l’industrie, de l’agriculture, qu’une économie du moindre impact sur l’environnement est créatrice de richesse et pas seulement matérielle. L’écologie, ce n’est pas seulement
le carton rouge, c’est aussi la main tendue, l’ouverture des possibles ! Sur un projet commun qui vise à produire de la valeur sans détruire le vivant, nous pouvons nous entendre. Pourquoi
laisserions-nous la chimie verte post-carbone qui respecte les abeilles et la santé humaine aux Coréens ou aux Italiens ? Ce doit être au contraire un pôle d’excellence français et
européen.
C’est donc l’heure de procéder à un inventaire des tabous respectifs ?
- Pourquoi pas ? Après tout, c’était aussi ça la démarche du Grenelle. Ce qui est sûr, c’est que les écologistes
doivent passer à l’offensive et qu’ils n’ont rien à craindre d’une confrontation sur les sujets qui fâchent. Le pire serait de s’ignorer. Les tabous productivistes, nous devons les
affronter. Et si des tabous existent chez nous, eh bien levons-les !
Quelle est la bonne méthode ?
- C’est au préalable de déclarer la guerre au chômage et au mal de vivre ! Lorsqu’on aura réalisé que nous sommes en
guerre économique, qu’on est tous mobilisés et le dos au mur, on trouvera les solutions. Nous devons donc discuter filière par filière avec les syndicats et cibler les chantiers à engager
en s’appuyant sur les expertises internationales. "Croire en l’improbable", dit Edgard Morin. Ce n’est plus une seulement formule mais une nécessité. On doit être capable de sortir d’un
monde qui détruit les biens communs. L’avenir ce n’est pas se boucher les oreilles et regarder Koh Lanta à la télévision ou s’enfumer en s’ennuyant dans les embouteillages.
Donc ?
- Il faut faire de la croissance durable à la pelle et de l’économie du moindre impact sur l’environnement. J’évoquais le
recyclage et j’insiste encore : c’est un vaste front, sachant que nous produisons deux fois plus de déchets qu’en 1960, que les papiers essuie-tout et hygiéniques ne sont pas
majoritairement issus du papier recyclé, alors que nous pourrions économiser 60 à 70% d’énergie et réduire les prélèvements en eau de 50%. Autre front : l’agriculture, qui perd 35.000
emplois directs alors que les pratiques éco-responsables ont une intensité en emploi deux fois supérieur à celle de l’agriculture traditionnelle.
Ou encore l’énergie. Les importations de gaz et de pétrole dans notre balance commerciale, c’est l’équivalent de notre
dette. Et les prix ne cessent de gonfler. Nous sommes entrées dans l’insupportable avec 8 millions de personnes en précarité énergétique. Alors, les renouvelables et la rénovation
thermique, ce n’est plus une option parmi d’autres, ce n’est plus une touche de vert dans un océan de fossile, c’est une impérieuse nécessité. Dans la guerre que nous vivons, la liste
des contre-offensives victorieuses, est, croyez-moi, très longue. Posons-nous cette question : pourquoi 2.7% seulement des milliards de dollars échangés chaque jour sur les
marchés correspondent à des biens et à des services réels ? Le reste est spéculation.
Mais gare aux fausses bonnes nouvelles. Jean-Louis Borloo avait misé sur une explosion de la voiture électrique en
2012 et ni la technologie ni l’emploi ne sont au rendez-vous…
N’oubliez tout de même pas que c’est un Français qui est à l’origine de la batterie lithium ion. Et, demain, les class
actions se multiplieront pour interdire le moteur diesel en ville dont on sait qu’il abrège la vie de plusieurs dizaines de milliers de vie par an. Alors, on sera bien content d’avoir les
véhicules électriques de substitution. Et on sera encore plus heureux qu’ils soient français et fabriqués en France. Nous n’avons plus le choix : il faut retrouver la niaque. La niaque de
vivre sans empoisonner. La niaque d’innover sans plomber l’avenir. La niaque d’entreprendre ensemble et pas chacun dans son coin. En cas contraire, c’est le syndrome du gardien de
phare qui menace : avoir beaucoup d’horizon et très peu d’avenir.