Tribune. Sous la pression des lobbys sucriers, le gouvernement envisage de réautoriser provisoirement le recours aux néonicotinoïdes pour la culture de la betterave à sucre, alors même que la loi sur la biodiversité de 2018 en interdit aujourd’hui formellement l’emploi. Cette culture vient, il est vrai, d’être lourdement affectée par une maladie virale, la jaunisse de la betterave, transmise par un puceron qui a récemment pullulé dans les champs du fait des conditions climatiques particulières de cette année.
Mais les apiculteurs ont néanmoins des raisons de s’inquiéter d’une telle décision car on sait désormais comment l’exposition à ces insecticides déboussole les butineuses. Outre les abeilles mellifères, ce sont la plupart des pollinisateurs qui souffrent de surmortalité en la présence de ces insecticides, et c’est donc aussi la fécondation d’un très grand nombre de plantes cultivées (colza, tournesol, arbres fruitiers, etc.) qui risque de se retrouver lourdement handicapée.
La Confédération générale des producteurs de betteraves (CGB) n’a pas manqué de signaler que les racines de cette plante sucrière sont arrachées bien avant sa date de floraison et donc avant toute possibilité de voir leurs fleurs butinées. Mais les résidus insecticides peuvent être néanmoins absorbés par toutes les plantes à fleurs cultivées les années suivantes, et c’est en cherchant le pollen sur ces dernières que les insectes pollinisateurs se retrouvent de fait empoisonnés.
Une agroécologie scientifique
La CGB rétorque que s’il est pertinent de mettre fin à l’emploi des néonicotinoïdes, encore faudrait-il que l’on ait préalablement trouvé un ou des produits de substitution. En insistant sur le fait que les rendements à l’hectare vont très sensiblement diminuer cette année du fait de la jaunisse, et que cela va peser très lourdement sur l’équilibre de notre balance commerciale agricole.
Mais cela revient implicitement à dire qu’il n’existerait pas d’autres alternatives techniques que l’emploi de pesticides, et qu’améliorer le rendement à l’hectare consisterait toujours à l’accroître, indépendamment des coûts monétaires, sanitaires et environnementaux qui en résultent pour ce faire. C’est oublier aussi le fait que des alternatives techniques à l’emploi des néonicotinoïdes existent d’ores et déjà.
Ces pratiques, qui relèvent d’une agroécologie scientifique, n’ont pas pour objectif d’éradiquer les pucerons et autres insectes ravageurs, au risque d’ailleurs d’engendrer de graves déséquilibres écologiques, mais visent plutôt à pouvoir les côtoyer tout en minorant leur prolifération et leurs ravages.
Ces pratiques sont, entre autres, le choix de variétés tolérantes ou résistantes, l’allongement des rotations de cultures, la diversification des espèces cultivées au sein des mêmes terroirs, la plantation de haies vives, de bandes enherbées et d’autres infrastructures écologiques destinées à héberger des insectes auxiliaires tels que les coccinelles, syrphes et chrysopes, aptes à neutraliser les pucerons.
Faible compétitivité
Ces techniques agricoles sont, il est vrai, bien plus savantes et compliquées que celles encore trop souvent mises en œuvre dans le cadre des modes d’agricultures industrielles exagérément spécialisées. Elles sont plus exigeantes en travail et donc plus intensives en emplois, ce qui n’est pas en soi néfaste. Elles exigent aussi bien moins d’importations de pesticides et d’engrais azotés de synthèse, coûteux en énergie fossile, tout en présentant de moindres risques sanitaires et environnementaux.
La fermeture annoncée des sucreries en France n’a d’ailleurs pas attendu l’apparition de la jaunisse de la betterave ; elle résulte en fait de la faible compétitivité de nos systèmes betteraviers actuels face à la concurrence de la canne à sucre brésilienne. Pourquoi nous faudrait-il alors continuer de produire toujours davantage de betteraves pour des usines d’éthanol dont on sait qu’elles ne peuvent guère devenir rentables du fait de cette concurrence sur les marchés mondiaux ?
Ne conviendrait-il donc pas plutôt de diversifier les cultures au sein de nos assolements et d’y rétablir une bien plus grande biodiversité domestique et spontanée, en y intégrant surtout des plantes légumineuses (luzerne, trèfle, lupin, féverole, etc.), pour produire notamment les protéines végétales dont la France et l’Europe sont déficitaires pour près des deux tiers ?
Le président Macron nous a d’ailleurs promis, au lendemain du dernier G7, un plan visant à rétablir notre souveraineté protéinique, afin de ne plus dépendre des importations considérables de graines et de tourteaux de soja transgéniques en provenance des Amériques. Plutôt que de réautoriser les néonicotinoïdes pour un système de culture betteravier désuet et dommageable, le gouvernement ne devrait-il pas le mettre en œuvre au plus tôt ? Une façon de concilier les impératifs économiques, sociaux et environnementaux !
Marc Dufumier est l’auteur de « L’Agroécologie peut nous sauver » (entretiens avec le journaliste Olivier Le Naire, Actes Sud, 2019).