LIBÉRATION Par Emma Donada 15 décembre 2020 à 10:36
La sénatrice des Yvelines Sophie Primas avait déposé un amendement en octobre au projet de loi de programmation de la recherche ouvrant la voie à la formation privée des vétérinaires malgré son lien avec un groupe privé. Le comité de déontologie n'a même pas été officiellement saisi par le Bureau pour se pencher sur le sujet.
Question posée par PL, le 20/11/2020.
Bonjour,
Un parlementaire peut-il déposer un amendement favorisant un groupe privé avec lequel il est lié ? A partir de quand considère-t-on qu’il y a conflit d’intérêts, et sanction ? Ces questions trouvent une illustration dans l’affaire, sur laquelle CheckNews a été interrogé, de la formation privée des vétérinaires.
La sénatrice LR des Yvelines et présidente de la commission des affaires économiques, Sophie Primas, a en effet déposé un amendement à la loi de programmation de la recherche pour 2021-2030, permettant notamment aux établissements d’enseignement supérieur privés à but non lucratif d'«assurer une formation préparant au diplôme d’Etat de docteur vétérinaire». Jusqu’ici, la formation est assurée par les quatre écoles nationales publiques. Cet amendement qui avait aussi été déposé à l’identique par le sénateur François Patriat a été adopté et confirmé par la commission mixte paritaire fin novembre. Sur le fond, le projet suscite la défiance d’une grande partie de la profession. Mais il pose aussi la question d’un possible conflit d’intérêts sur la manière dont le sujet a été amené au vote.
Dès le début du mois de novembre, la profession avait en effet pointé la proximité de Sophie Primas avec l’école privée Unilasalle, laquelle avait présenté un projet d’école vétérinaire privée auprès du ministère de l’Agriculture. Sophie Primas ancienne élève de l’école (tout comme son fils récemment diplômé, ainsi que son mari et son beau-frère) est en effet membre du conseil d’administration d’Unilasalle, à titre bénévole, comme nous l’apprend sa déclaration d’intérêts.
Une proximité qui n’a donc pas empêché la sénatrice de participer à l’élaboration de l’amendement, en étroite collaboration avec le groupe privé, d’après ses propres dires. Répondant à Mediapart, qui a enquêté sur l’origine de cette mesure, Sophie Primas avait ainsi déclaré : «C’est un travail qu’on mène depuis à peu près trois ans avec Unilasalle, je ne m’en cache pas. […] C’est un travail collectif entre le gouvernement, les parlementaires et Unilasalle.» A l’époque, la situation avait suscité des critiques chez plusieurs sénateurs interrogés par Mediapart. La sénatrice écologiste Monique de Marco, signataire d’un amendement visant à supprimer la mesure, avait estimé que l’implication de Sophie Primas dans Unilassalle «pose évidemment un problème d’éthique. […] Ce sont des choses qui devraient être totalement incompatibles». François Patriat avait lui aussi fait part de ses réserves assurant qu’il n’aurait pas déposé l’amendement s’il avait été «dans son cas».
Le Sénat ne trouve rien à y redire
Plusieurs semaines plus tard, il semble que les instances du Sénat ne trouvent pourtant rien à y redire. La question, pourtant, se pose. Le conflit d’intérêts a été défini par la loi de 2013 relative à la transparence de la vie publique, à l’article 2, comme «toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction». La loi de 2017 sur la confiance dans la vie politique instaure une définition spécifique aux députés et sénateurs restreinte aux conflits entre «un intérêt public et des intérêts privés». C’est-à-dire que les tensions entre deux intérêts publics ne sont pas prises en compte pour les parlementaires (en dehors des règles de non-cumul des mandats).
Dans «le guide déontologique du sénateur», le conflit d’intérêts est détaillé comme suit : «Pour un sénateur, un conflit d’intérêts est constitué lorsque l’intérêt public qui doit guider l’exercice de son mandat parlementaire se heurte à des intérêts privés qu’il détiendrait par ailleurs. Cette situation suppose donc : l’existence d’intérêts privés du sénateur qui seraient mis en balance avec l’intérêt public ; la possibilité d’une interférence entre ces intérêts concurrents dans la prise de décision du sénateur, même si ce dernier n’a pas nécessairement l’intention a priori de privilégier ses intérêts privés face à l’intérêt public.» Interrogé par CheckNews, le service de presse du Sénat précise que «détenir un intérêt n’est pas en soi problématique. […] Il faut qu’il y ait une certaine intensité entre ces deux intérêts. L’examen du conflit d’intérêts est donc délicat, car il suppose de prendre en compte les circonstances précises. De ce point de vue, le caractère bénévole de fonctions est sans incidence sur l’appréciation du conflit d’intérêts».
Sur le papier, la question de l’éventuel conflit d’intérêts concernant la sénatrice Sophie Primas se pose donc, de par son rôle au sein du conseil d’administration d’Unilasalle, et le bénéfice que le groupe peut tirer de l’amendement. «Là c’est vrai qu’on peut avoir incontestablement une situation de conflit d’intérêts, peu importe qu’elle siège à titre bénévole», estime de son côté Olivier Dord, professeur de droit public à l’université Paris-Nanterre avant d’évoquer lui aussi une «situation assez délicate», car «souvent les parlementaires connaissent une question parce qu’ils ont travaillé dans le secteur».
Qui contrôle et sanctionne les conflits d’intérêts au Sénat ? En amont, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) collecte et contrôle les déclarations d’intérêts et de patrimoine des sénateurs. Le bureau du Sénat peut aussi saisir le Conseil Constitutionnel en cas de doute sur une incompatibilité de fonctions d’un parlementaire. Les exemples sont toutefois peu nombreux. Sur le site du Conseil constitutionnel, on retrouve une petite quarantaine d’avis rendus sur les incompatibilités (Assemblée nationale et Sénat compris) depuis 1966.
Les règles destinées à prévenir et à faire cesser les conflits d’intérêts pendant l’exercice d’un mandat sont, elles, fixées par les assemblées depuis la loi de 2013. L’Assemblée nationale s’est ainsi dotée d’un déontologue (qui n’est pas un parlementaire). Le Sénat, de son côté, a constitué un comité de déontologie formé de sénateurs qui peut être saisi pour avis par le président ou le bureau du Sénat. Les sénateurs peuvent aussi solliciter son conseil sur leur situation personnelle. En 2018-2019, le comité de déontologie indique avoir rendu 66 conseils dont 48 «portaient sur le régime de prise en charge et de contrôle des frais de mandat», apprend-on dans le rapport annuel.
Sophie Primas s’est déportée lors du vote final
Dans le système mis en place par le Sénat, la responsabilité de juger une potentielle situation de conflit d’intérêts revient avant tout au sénateur. «Il revient au sénateur d’estimer lui-même s’il est en conflit d’intérêts. Il est à la fois juge et partie», explique Béatrice Guillemont, membre de l’équipe scientifique de l’Observatoire de l’éthique publique. Si le sénateur estime être en conflit d’intérêts «deux situations sont possibles en fonction de la gravité et du type d’intérêt en cause : soit il fait une déclaration orale ad hoc qui figure au compte rendu des débats faisant publiquement connaître un intérêt privé, et ce afin de prévenir un conflit d’intérêts, soit il se déporte en cas de situation avérée de conflit», explique-t-elle. La déclaration permet de signaler la présence d’un intérêt aux autres parlementaires, mais aussi par extension à tous les citoyens. Avec le déport, le sénateur renonce à participer aux délibérations ou aux votes de certains travaux, mais les parlementaires ne peuvent pas être contraints de se déporter.
Sophie Primas n’a pas effectué de déclaration orale le jour de l’adoption de l’amendement en commission. Quant au déport, elle l’a déposé… après la publication de l’article de Mediapart. Comme en témoigne le registre public des déports, disponible sur le site du Sénat. «S’agissant des déports, un seul a été déclaré en 2020, celui de Sophie Primas le 16 novembre», signale Béatrice Guillemont. Effectivement la sénatrice des Yvelines s’est déportée le 16 novembre pour «la lecture des conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2020 à 2030», le 20 novembre. La sénatrice n’a donc pas pris part au scrutin public «sur l’ensemble du texte élaboré par la commission mixte paritaire sur le projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030» adopté par 243 voix pour et 95 contre. Le fait que le déport ait été déposé le même jour que la publication de l’enquête de Mediapart, bien après l’adoption de son amendement sur la formation des vétérinaires, n’est pas un hasard. Contactée par Checknews, la sénatrice explique s’être déportée «après l’article de Mediapart, vu l’émotion».
Sophie Primas réaffirme à CheckNews, comme elle l’avait dit à Mediapart, ne pas avoir agi selon un intérêt privé : «Oui j’ai un lien avec Unilassale, mais le texte ne porte pas sur cette école mais sur la possibilité de créer une école vétérinaire privée. Il n’y a pas de conflit d’intérêts grave. Je ne touche pas de dividende, je suis au conseil d’administration de façon symbolique. Il n’y a pas d’intérêt financier. Ces deux éléments ne sont pas de nature à créer un conflit d’intérêts. L’appréciation d’un conflit d’intérêts doit s’apprécier d’un intérêt que je pourrais tirer moi, d’un point de vue personnel», estime Sophie Primas qui ajoute que cette proposition était à l’étude depuis plusieurs années et donc en aucun cas «sortie du chapeau». Elle explique par ailleurs avoir échangé à titre individuel avec des membres du bureau ainsi qu’avec le sénateur LR du Val-d’Oise Arnaud Bazin, aussi président du comité de déontologie. «Nous avons analysé la situation au regard du règlement du Sénat. Et il m’a dit que c’était à moi d’apprécier la situation.» A Mediapart, Arnaud Bazin avait déclaré : «A sa place, je me serais interrogé.» Interrogé sur la teneur de leur échange, le président du comité de déontologie ne nous a pas répondu, invoquant la confidentialité.
Statu quo au Bureau
Au-delà de la propre appréciation des sénateurs, l’institution parlementaire a quelques leviers d’actions. Qui n’ont pas non plus été actionnés dans l’affaire Sophie Primas. Si le sénateur vient à manquer à ses obligations déontologiques, le bureau du Sénat peut toujours saisir le comité de déontologie et éventuellement prononcer des sanctions. Dans le cas de Sophie Primas, rien de tel n’a été engagé. De fait, les derniers comptes rendus des réunions du bureau n’abordent même pas l’affaire. Et selon nos informations, celle-ci n’est toujours pas à l’ordre du jour. Contacté, le bureau se justifie en renvoyant aux éléments transmis par le service de presse pour qui «un simple conflit d’intérêts» (sic) ne constitue pas de «manquement grave aux principes déontologiques» et n’est donc pas passible de sanction.
«Un sénateur peut être sanctionné par le bureau du Sénat s’il "a manqué gravement aux principes déontologiques" qui s’appliquent à lui, comme le principe de probité ou celui d’indépendance [comme le prévoit l’article 99 ter du règlement du Sénat, ndlr]. Les sanctions vont du rappel à l’ordre à des sanctions financières sur l’indemnité parlementaire. Dans ce cas, ce n’est pas un simple conflit d’intérêts qui serait sanctionné mais le fait pour un sénateur d’avoir défendu un intérêt particulier et d’en avoir retiré un intérêt matériel direct, notamment financier», nous explique le service de presse.
Et de conclure : «Dans le cas présent, rien ne permet de le présumer du fait du caractère bénévole des fonctions assurées par Mme Primas au sein d’Unilasalle», nous explique-t-on. Pourtant, le règlement n’apporte pas tant de précisions sur les conditions nécessaires pour considérer un conflit d’intérêts comme un «manquement grave aux principes déontologiques». Interrogé sur l’origine de cette réponse, le service de presse du Sénat nous explique tenir ses éléments «des autorités». Qui ne seraient autre, d’après nos informations, que le comité de déontologie.
Le fait d’invoquer un intérêt matériel (absent a priori dans cette affaire) n’épuise pourtant pas le sujet. La rédaction de l’article 99 ter du règlement suggère d’un conflit d’intérêts n’occasionnant pas de manquement déontologique peut-être passible de sanctions. L’article précise bien que les sanctions sont possibles «quand un sénateur ou une sénatrice n’a pas respecté une décision du bureau lui demandant de faire cesser sans délai une situation de conflit d’intérêts ou un manquement déontologique». En théorie, le bureau pouvait donc intervenir auprès de Sophie Primas sur le simple constat d’un conflit d’intérêts, même s’il ne jugeait pas qu’il s’agissait d’un manquement grave. Mais là non plus cette option n’a été ni posée ni choisie par le bureau, semble-t-il.
«Le comité de déontologie n’a pas été saisi officiellement par le bureau sur ce sujet», témoigne Michelle Meunier, vice-présidente du comité. La sénatrice PS de Loire-Atlantique, récemment arrivée à cette fonction fait le constat «d’une méconnaissance des règles déontologiques» chez les parlementaires et exprime sa volonté de faire avancer les choses. «Je pense qu’on peut progresser avec plus de clarté sur ce qu’est un conflit d’intérêts. Il faut clarifier. Pourquoi pas par décret. Le conflit d’intérêts est un sujet qui va probablement arriver la semaine prochaine en réunion», indique-t-elle.
En attendant, la sénatrice Monique de Marco se dit «très surprise voire stupéfaite» de l’absence de saisine. «Je ne connais pas encore suffisamment les arcanes du Sénat, mais avec l’article de Mediapart, j’espérais que ce soit fait», réagit-elle auprès de CheckNews.
Emma Donada