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thierry billet

De grands économistes nous gouvernent...

1 Février 2024 , Rédigé par Thierry BILLET

Thomas Piquemal avait raison. Le 7 mars 2016, le directeur financier d’EDF démissionnait en son âme et conscience, refusant d’endosser la responsabilité d’un projet nucléaire pharaonique mené par l’électricien français : la construction de deux réacteurs EPR sur le site d’Hinkley Point C (HPC), dans le sud-ouest de l’Angleterre, moyennant 18 milliards de livres (24 milliards d’euros à l’époque). Pure folie selon lui, car le groupe, déjà englué dans le chantier sans fin du premier EPR français à Flamanville (Manche) et ployant sous une dette de 37 milliards, s’avérerait incapable de faire face à ses engagements. Un peu plus tard, Piquemal expliquait en ces termes devant les députés pourquoi il avait décidé de partir «en désespoir de cause et par désespoir tout court» : «Qui investirait 70 % de son patrimoine sur une technologie dont nous ne savons toujours pas si elle fonctionne ?»

Perte stratosphérique

A l’époque, un certain Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, avait balayé d’un revers de la main cet avertissement, qualifiant Hinkley Point de «très bon investissement» qui sera «très rentable» pour EDF… Huit ans plus tard, le mur financier prévu par Piquemal est bien au rendez-vous : EDF a annoncé le 23 janvier un report de deux à quatre ans pour la livraison du projet HPC désormais prévue entre 2029 et 2031, faisant grimper la facture à 35 milliards de livres en argent de 2016 : 50 milliards d’euros en argent d’aujourd’hui. La faute à un calendrier industriel trop optimiste. Résultat, EDF se retrouve seul à assumer la charge et c’est la panique de ce côté-ci de la Manche. Son partenaire chinois CGN ne veut plus mettre un billet dans ce puits sans fonds. Et les Britanniques rappellent aux Français le contrat qu’ils ont signé : vous financez les deux réacteurs et on vous achètera l’électricité à bon prix pendant 35 ans. Paris tente de convaincre Londres d’injecter du cash dans le projet HPC. Réponse sans appel des Anglais : «tout surcoût ou dépassement de calendrier relève de la responsabilité d’EDF», en clair en aucun cas de nos contribuables.

On en est là. Et EDF est dans une situation financière plus grave encore qu’en 2016. Son endettement a doublé à 65 milliards d’euros. Et le groupe a annoncé l’an dernier une perte stratosphérique de 17,9 milliards d’euros, contraignant l’Etat français à nationaliser l’électricien. EDF devrait certes annoncer des résultats 2023 moins inquiétants le 16 février, grâce au retour en ligne de sa production nucléaire. Et l’EPR de Flamanville doit enfin produire ses premiers mégawatts cet été, après dix ans de retard et un coût de construction multiplié par cinq à 20 milliards. Ce sera la démonstration que ce puissant réacteur construit par EDF est opérationnel, comme les premiers exemplaires chinois et finlandais qui ont toutefois connu des soucis au démarrage.

Mais cette «bonne nouvelle» est occultée par la falaise des investissements à venir. Comment l’électricien va-t-il pouvoir financer à la fois Hinkley Point, investir pour prolonger la durée de vie de ses réacteurs actuels et payer les intérêts de sa dette tout en amorçant la construction des nouveaux EPR français voulus par Emmanuel Macron à l’horizon 2040 ? L’addition est désormais estimée à 200 milliards d’euros ! Ce que n’imaginait pas Thomas Piquemal dans ses pires cauchemars. Et c’est ce moment précis que choisit Emmanuel Macron pour annoncer qu’il veut non pas six EPR mais quatorze… Le chef de l’Etat a dit le 16 janvier qu’il annoncerait cet été «les grands axes pour les huit prochains EPR». L’intendance suivra ! Aux 60 milliards budgétés pour les six EPR prévus à Penly (Seine-Maritime), Gravelines (Nord) et au Bugey (Ain) s’ajouteraient au moins autant pour les huit suivants. A ce niveau-là, on peut parler de fuite en avant. Ou de «folie» comme dirait Thomas Piquemal. Flamanville et Hinkley Point sont là pour rappeler qu’avec les EPR rien ne se passe comme prévu.

Le «nouveau nucléaire» est le grand projet d’Emmanuel Macron, la marque qu’il veut laisser dans l’histoire, comme Giscard avant lui avec le «plan Messmer». C’est un projet dicté par l’impératif absolu de limiter nos émissions de CO2. Mais à quel prix se fera cette relance à marche forcée de l’atome ? Le gouvernement songe à faire appel aux industriels clients d’EDF. TotalEnergies s’est dit prêt, le premier, à «aider à financer» les futurs EPR. Officiellement pour sécuriser les approvisionnements de ses raffineries. Mais Total a son propre agenda. Le PDG du pétrolier, Patrick Pouyanné, calcule qu’EDF étranglé devra mettre en vente son nouveau nucléaire par appartements. Le projet de privatisation de l’électricien, un temps échafaudé par Macron sous le nom «Hercule», pourrait donc renaître sous une autre forme. C’est tout le paradoxe d’un «nouveau nucléaire» voulu comme «souverain» mais dont le financement dépendra beaucoup des intérêts privés.

Le billet de Jean-Christophe Féraud, Libération 30 janvier 2024

 
 
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