Perte stratosphérique
A l’époque, un certain Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, avait balayé d’un revers de la main cet avertissement, qualifiant Hinkley Point de «très bon investissement» qui sera «très rentable» pour EDF… Huit ans plus tard, le mur financier prévu par Piquemal est bien au rendez-vous : EDF a annoncé le 23 janvier un report de deux à quatre ans pour la livraison du projet HPC désormais prévue entre 2029 et 2031, faisant grimper la facture à 35 milliards de livres en argent de 2016 : 50 milliards d’euros en argent d’aujourd’hui. La faute à un calendrier industriel trop optimiste. Résultat, EDF se retrouve seul à assumer la charge et c’est la panique de ce côté-ci de la Manche. Son partenaire chinois CGN ne veut plus mettre un billet dans ce puits sans fonds. Et les Britanniques rappellent aux Français le contrat qu’ils ont signé : vous financez les deux réacteurs et on vous achètera l’électricité à bon prix pendant 35 ans. Paris tente de convaincre Londres d’injecter du cash dans le projet HPC. Réponse sans appel des Anglais : «tout surcoût ou dépassement de calendrier relève de la responsabilité d’EDF», en clair en aucun cas de nos contribuables.
On en est là. Et EDF est dans une situation financière plus grave encore qu’en 2016. Son endettement a doublé à 65 milliards d’euros. Et le groupe a annoncé l’an dernier une perte stratosphérique de 17,9 milliards d’euros, contraignant l’Etat français à nationaliser l’électricien. EDF devrait certes annoncer des résultats 2023 moins inquiétants le 16 février, grâce au retour en ligne de sa production nucléaire. Et l’EPR de Flamanville doit enfin produire ses premiers mégawatts cet été, après dix ans de retard et un coût de construction multiplié par cinq à 20 milliards. Ce sera la démonstration que ce puissant réacteur construit par EDF est opérationnel, comme les premiers exemplaires chinois et finlandais qui ont toutefois connu des soucis au démarrage.
Le «nouveau nucléaire» est le grand projet d’Emmanuel Macron, la marque qu’il veut laisser dans l’histoire, comme Giscard avant lui avec le «plan Messmer». C’est un projet dicté par l’impératif absolu de limiter nos émissions de CO2. Mais à quel prix se fera cette relance à marche forcée de l’atome ? Le gouvernement songe à faire appel aux industriels clients d’EDF. TotalEnergies s’est dit prêt, le premier, à «aider à financer» les futurs EPR. Officiellement pour sécuriser les approvisionnements de ses raffineries. Mais Total a son propre agenda. Le PDG du pétrolier, Patrick Pouyanné, calcule qu’EDF étranglé devra mettre en vente son nouveau nucléaire par appartements. Le projet de privatisation de l’électricien, un temps échafaudé par Macron sous le nom «Hercule», pourrait donc renaître sous une autre forme. C’est tout le paradoxe d’un «nouveau nucléaire» voulu comme «souverain» mais dont le financement dépendra beaucoup des intérêts privés.
Le billet de Jean-Christophe Féraud, Libération 30 janvier 2024