Comprendre la polémique sur la consigne
Alors que le projet de loi « Antigaspillage pour une économie circulaire » est en cours de discussion au Parlement, les débats sont vifs autour du « projet de consigne » qui devrait concerner les bouteilles en plastique transparent (PET), évoqué à l’article 8 du texte. Pourquoi une telle polémique ?
Pour y répondre, il faut d’abord rappeler ce qu’est la consigne. Il s’agit d’une somme qu’un vendeur ajoute à un bien de consommation (souvent équivalente de 5 à 10 % du prix du bien) qui sera restitué au consommateur si ce dernier rapporte le bien usagé.
Consigne et « responsabilité élargie des producteurs »
Pour éclairer la discussion, il est utile de replacer la consigne dans le contexte politique, économique et institutionnel de la gestion des déchets en France.
Aujourd’hui, la collecte et le traitement (comprendre le réemploi, le recyclage, l’incinération ou la mise en décharge) des déchets d’emballage sont assurés par les collectivités locales. Elles sont financées par un éco-organisme, Citéo, qui est chargé de collecter auprès des producteurs leurs « éco-contributions », sorte de taxe obligatoire sur chaque produit d’emballage mis sur le marché. Ce mécanisme de financement est appelé « responsabilité élargie des producteurs » (REP).
La filière des emballages est couverte par la REP depuis 1992, tandis que d’autres filières de déchets ont vu le jour entre les années 2000 et aujourd’hui : déchets d’équipements électriques et électroniques, véhicules en fin de vie, piles et batteries, textiles, meubles… Promue par l’Union européenne, mais aussi par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la REP est devenue l’instrument économique et politique « cadre » dans la gestion des déchets. En France, on compte 15 filières gérées par une vingtaine d’éco-organismes.
La filière des emballages demeure une exception en ce qu’elle est une filière dite « financière » où les collectivités demeurent chargées de la gestion des déchets, par opposition aux filières « opérationnelles » où les éco-organismes peuvent organiser eux-mêmes la collecte et le traitement.
La REP permet de financer une politique publique via des contributions privées. Les pouvoirs publics contrôlent les éco-organismes par le biais de négociation d’un cahier des charges qui spécifie des objectifs quantifiés de collecte, ou de recyclage (75 % dans le cas des emballages), et fixe les modalités de contributions financières. La REP peut être considérée comme un « paradigme politique industriel », c’est-à-dire une politique publique stabilisée qui organise les activités économiques selon des principes d’efficacité partagés.
Le projet de loi actuellement en discussion accorde une part très importante à cet outil : il renforce en effet de nombreuses obligations au sein des REP existantes, prévoit également la création de nouvelles filières – jouets, outils de bricolage, outils de jardinage, produits de tabac, BTP. On dénombre plus de 244 occurrences du terme « responsabilité élargie des producteurs » dans le texte entier du projet de loi.
Or, le système de consigne semble entrer en contradiction avec la REP financière en vigueur dans le secteur des emballages en France. Car la consigne pourrait se traduire par une remise en question de l’action des collectivités qui se sont, depuis une trentaine d’années, engagées financièrement et contractuellement avec des opérateurs de tri, de recyclage ou d’incinération des déchets d’emballage. Les recycleurs seraient, par ricochet, également affectés, en perdant l’accès privilégié aux gisements de ces déchets.
La remise en cause d’un compromis
Les collectivités et les recycleurs sont prisonniers du phénomène de « dépendance au chemin emprunté » : les investissements passés orientent les décisions futures. Ils ont construit leur stratégie dans un cadre défini – le tri et le recyclage des matières – institutionnalisé grâce à la REP. Ils sont donc tentés de défendre une organisation de la filière en cohérence avec leur activité, comme cela a été démontré pour l’incinération en Suède.
En ayant introduit l’idée que la consigne pourrait devenir le système dominant de collecte des déchets d’emballage, et faisant passer celle-ci sous le contrôle des acteurs privés, le gouvernement a créé une vive inquiétude au sein des collectivités locales et des recycleurs. Ces « parties prenantes » pourraient ici devenir les « parties perdantes ».
Le projet gouvernemental de généralisation de la consigne est motivé par une critique sévère des résultats du système actuel de collecte, de tri et de recyclage des emballages. Au regard des ambitions environnementales affichées – taux de collecte de 90 % en 2030 et objectif de « 100 % de plastiques recyclés » – il faut changer le système.
Si on pouvait s’attendre à ce que les collectivités et les recycleurs s’opposent au projet de consigne pour recyclage, la surprise vient aussi d’autres parties prenantes, comme certaines ONG de protection de l’environnement, poursuivant des objectifs différents mais s’alliant dans la critique de la consigne pour recyclage.
La consigne critiquée
Selon ses détracteurs, la consigne présente divers désavantages.
Socialement, elle viserait à responsabiliser des consommateurs qui, déjà aux prises avec de nombreuses injonctions relatives à la « vertu » de leur consommation, se verraient rajouter la question de la gestion des déchets. La consigne risquerait même de créer de la confusion pour le citoyen dans son geste de tri.
Économiquement, si la consigne supprime potentiellement les coûts, pour les collectivités locales, de collecte de certains déchets (pour les emballages, ils atteignent 1,2 milliard d’euros), elle fait également perdre des recettes, liées surtout à la suppression du soutien de Citéo pour ces types d’emballages, mais aussi à la perte de revente de matière.
Enfin, sur le plan environnemental, il n’est pas certain que les émissions de gaz à effet de serre dues au transport des déchets jusqu’aux points de collecte rendent le bilan carbone de la consigne intéressant. De plus, mieux collecter, et donc mieux recycler les matériaux, peut faire craindre un « effet rebond » : les consommateurs pourraient avoir moins de scrupule à utiliser des bouteilles en plastique dès lors qu’elles sont consignées, plutôt que d’adopter des pratiques plus sobres comme l’usage systématique de la gourde.La consigne pour recyclage n’est pas nécessaire pour recycler 90 % des bouteilles plastiques. (Reporterre, 2019).
Les détracteurs de la consigne ont donc proposé une solution alternative. Les collectivités, via le Cercle national du recyclage, proposent ainsi de mettre en place un système de collecte étendu aux emballages ménagers consommés hors foyer, dans les lieux publics (gares, parcs, centres commerciaux…), ce qui permettrait d’augmenter la performance de la filière.
Il faut enfin mentionner dans ce débat le travail de « cadrage » fourni par Jacques Vernier, une figure importante du milieu de la REP. Président de la commission des filières REP, il est l’auteur d’un rapport de référence qui a fortement inspiré le projet de loi. On lui doit également un pré-rapport sur la consigne publié en septembre 2019, clarifiant les positions, principalement économiques, des parties prenantes ; notamment celles du « collectif boisson », constitué autour de Citéo et qui a transmis un rapport confidentiel au ministère en janvier 2019.
Dans son rapport final, publié le 4 décembre 2019, Jacques Vernier se prononce en faveur de la consigne en l’assortissant d’une série de mesures destinées à résoudre les externalités mises en avant par ses détracteurs. Plus important peut-être, il qualifie la consigne de « responsabilité ciblée des producteurs ».
Il est ici intéressant de remarquer que Citéo se positionne sur les deux scénarios, à savoir l’adoption de la consigne pour emballage, ou l’« accélération des leviers » pour la collecte des emballages « bac jaune ».
Ouvrir la controverse
L’activité médiatique et institutionnelle des acteurs de la collecte et du recyclage aura contribué ces derniers mois à braquer l’attention sur le devenir de la consigne.
Quand le Sénat a amendé l’article 8bis en faisant porter la consigne exclusivement sur le réemploi, le projet est devenu incertain ; puis la Commission du développement durable de l’Assemblée nationale l’a supprimé et il a semblé abandonné.
Mais cette apparente « victoire » des collectivités et des recycleurs est tout aussi réversible : le 25 octobre 2019, la secrétaire d’État Brune Poirson lançait ainsi l’idée d’une consigne « mixte ».
Alliant recyclage des bouteilles en plastique et réemploi des bouteilles en verre, cette proposition hybride, inspirée des travaux de Jacques Vernier, semble avoir les faveurs des institutions politiques concernées ; le 26 novembre 2019 est annoncée la poursuite de la concertation menée par le ministère de la Transition écologique. Et, le 28 novembre 2019, Brune Poirson a demandé à remettre le débat à la séance en hémicycle, suspendant ainsi l’espace parlementaire de controverse.
Les luttes politiques autour de la consigne témoignent des avantages et des risques d’une politique des déchets négociée avec les collectivités et les acteurs de la filière dans le cadre institutionnel de la REP. La consigne, parce qu’elle constitue une alternative crédible à la filière en place, peut être un levier mobilisable par le gouvernement pour encourager cette filière à progresser sur le plan économique et environnemental. Néanmoins, cette nouvelle stratégie du gouvernement affaiblit la crédibilité de ce cadre institutionnel, qui perdrait en continuité et en cohérence, ce dont les collectivités et les acteurs économiques ont besoin pour sécuriser leurs investissements.