EDF, « un fiasco industriel, économique et financier »
Cette tribune de deux économistes sonne tellement vrai alors que l'EPR de FLAMANVILLE s'enfonce dans la crise : "La coûteuse tentative de sauvetage d’EDF va retarder l’indispensable changement de politique énergétique de la France", analysent dans une tribune au « Monde » les deux économistes Nick Butler et Shahin Vallée.
Publié le 13 décembre 2019
Il y a un an, la réaction à l’annonce d’une augmentation relativement modeste des taxes sur le carburant a été l’un des déclencheurs du mouvement des « gilets jaunes ». Aujourd’hui, un autre projet de loi sur l’énergie se profile. Cette fois, la facture pèsera sur les contribuables plutôt que sur les automobilistes, mais le fardeau sera encore plus lourd. Mais puisque les coûts supportés par les contribuables seront diffus et qu’ils peuvent être facilement dissimulés, il est probable que nous échappions à un réel débat public.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est le prix de la responsabilité de décennies d’une politique énergétique inepte qui a mis Elecricité de France (EDF) en état de quasi-faillite, contraignant l’Etat à en organiser le sauvetage. La cause profonde de cette banqueroute est double : d’une part, l’évolution du marché de l’énergie, avec l’effondrement du coût marginal des énergies renouvelables, le prix relativement bas du carbone et l’interconnexion croissante du marché européen de l’énergie ; et d’autre part, la performance lamentable d’EDF dans la mise en œuvre de son nouveau programme extrêmement coûteux de centrales nucléaires (EPR).
Selon ses défenseurs, l’EPR offrait, en raison des effets d’échelle, la perspective de produire de grands volumes d’énergie électrique à un faible coût unitaire. Le seul problème est que l’industrie nucléaire française n’a pas été en mesure de construire et de faire fonctionner un seul EPR (mis à part un en Chine, à Taishan, mais qui n’est pas construit exactement avec les mêmes spécifications). En Finlande, l’EPR d’Olkiluoto a onze ans de retard.
Le coût prévisionnel de Flamanville est passé de 3,3 milliards à 12,4 milliards d’euros
Au Royaume-Uni, l’usine d’Hinkley Point, qui était censée entrer en production à Noël 2017, vient tout juste d’entrer dans la phase de construction du réacteur. Les coûts ont déjà atteint 26 milliards d’euros – la plus récente augmentation étant due à la découverte tardive de l’humidité trop importante du sous-sol du site. Par ailleurs, les syndicats locaux, qui avaient jusqu’alors soutenu le projet, ont maintenant identifié de graves risques pour la santé, dont certains ont conduit à des tentatives de suicide, ce qui risque de retarder encore le projet.
Mais le pire exemple est peut-être en France, à Flamanville, où le projet-phare d’EDF sur la péninsule du Contentin accuse huit ans de retard et dont le coût prévisionnel est passé de 3,3 milliards à 12,4 milliards d’euros. EDF reste aujourd’hui incapable d’annoncer la moindre date pour la mise en service de l’usine.
Compte tenu de ces errements, le secteur nucléaire français ne peut être sauvé que par une combinaison de plusieurs interventions gouvernementales :
- une augmentation substantielle du prix du carbone, qui soulagerait EDF, mais nécessite un accord politique paneuropéen aujourd’hui bien lointain sur la tarification du carbone ;
- une augmentation du coût réglementé de l’énergie (le tarif d’accès régulé à l’énergie nucléaire historique, ou Arenh), qui nécessite un accord de l’autorité de la concurrence à Bruxelles ;
- une succession d’injections de capital pour éponger les pertes de l’industrie de l’énergie nucléaire.
Echec de l’ensemble de la politique énergétique de la France
Le plan « Hercules » qu’EDF vient de rendre public repose sur un savant mélange de ces leviers afin d’étalonner, échelonner, mais aussi camoufler, les combinaisons de ces différentes politiques dans l’espoir de sauver EDF. Car un fiasco industriel, économique et financier d’une telle ampleur ne cause pas seulement des pertes considérables pour EDF, qui sera responsable d’indemnisations colossales au Royaume-Uni, en Finlande et en France.
Il ruine également l’ensemble de la politique énergétique de la France, retardant la transition et les investissements dans les énergies renouvelables et forçant à adopter un mix énergétique à la fois trop dépendant du nucléaire et financièrement désastreux.
Ces problèmes conduisent aujourd’hui le gouvernement à préparer la scission d’EDF en deux : une division nucléaire détenue à 100 % par l’Etat (EDF Blue), et une société énergétique plus large qui travaillera sur la base d’investissements privés (EDF Green) : en d’autres termes, la nationalisation des pertes de l’EPR et la privatisation des activités rentables. Cette fuite en avant consacrée par le développement de six nouveaux réacteurs EPR, alors que le gouvernement est encore incapable de déterminer le coût exact de la construction d’un seul, ne coûtera pas seulement cher à la France, elle retardera aussi de plusieurs décennies l’émergence d’une nouvelle politique énergétique et électrique.
Les autorités françaises semblent plus enclines à dissimuler les erreurs du passé et à renflouer la stratégie actuelle qu’à préparer une véritable transition.
Au lieu de cela, la faillite de l’EPR devrait être l’occasion de s’engager dans un profond changement de la stratégie nucléaire et énergétique de la France en s’appuyant sur trois développements-clés :
- remplacer le parc de réacteurs nucléaires mourants par le développement de petits réacteurs modulaires (SMR), qui peuvent être construits rapidement et démantelés facilement. Ces technologies sont celles des réacteurs embarqués dans les sous-marins lanceurs d’engins ou le porte-avions Charles-de-Gaulle. Ce sont celles que la Chine et la Russie développent et commercialisent, et dans lesquelles nous commençons à accuser un retard stratégique ;
- des investissements massifs dans un réseau électrique intelligent (smart grid) et décentralisé qui permettrait une meilleure interconnexion avec le reste de l’Europe et une production plus décentralisée. C’est en partie la structure centralisée de notre réseau, lui-même résultat du choix du tout-nucléaire, qui retarde nos investissements dans les énergies renouvelables ;
- un investissement massif dans les énergies renouvelables afin d’augmenter leur part dans la production totale d’électricité ;
- le développement d’une grande flotte de véhicules électriques qui réduirait la part de la consommation de combustibles fossiles dans les transports et augmenterait la capacité de stockage, réduisant ainsi notre dépendance à l’énergie nucléaire.
Malheureusement, les autorités françaises semblent plus enclines à dissimuler les erreurs du passé et à renflouer la stratégie actuelle qu’à préparer une véritable transition. Cette réponse politique n’est pas sans rappeler celle déployée en Allemagne pour sauver le secteur automobile. Elle n’est pas seulement économiquement absurde, elle est aussi politiquement dangereuse car elle alimente à juste titre la défiance des citoyens envers les élites.
Nick Butler (Professeur d’économie invité au King’s College /Londres) et Shahin Vallée (Chercheur au Conseil allemand pour les affaires étrangères /DGAP)