Donald Trump est la première manifestation d’un phénomène qui s’est répandu, où « gesticulant au premier plan, usant de “fake news” et de provocations, le pouvoir grotesque incarne une nouvelle forme de pouvoir qui assure son emprise non pas par la rationalité, la tradition ou le charisme cher à Max Weber, mais par l’irrationalité, la transgression, la bouffonnerie ». Trump a beau dire et écrire n’importe quoi, annoncer à l’hiver que le virus disparaîtra avec le printemps, préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du Covid-19, Boris Johnson s’opposer au confinement au nom du « droit inaliénable du peuple anglais à aller au pub », Bolsonaro déclarer, alors que le nombre de contaminés s’envolait au Brésil, « Certains vont mourir ? Oui bien sûr, j’en suis désolé, mais c’est la vie », rien ne semble les ébranler. Et que dire d’un Narendra Modi, premier ministre indien, massivement suivi sur les réseaux sociaux, qui fit appel au chiffre magique 9 pour combattre le Covid, ou du président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador, lui aussi rétif aux mesures de confinement, qui brandit des amulettes protectrices − un trèfle à six feuilles et une image pieuse − en conférence de presse ?
« La pandémie de coronavirus, loin d’atténuer les outrances de ce pouvoir, en a été le théâtre grotesque, observe Christian Salmon. On a vu des chefs d’Etat rivaliser d’incompétence et d’irrationalité face à la gravité de la crise sanitaire. Le ridicule ne connut plus de limites, des postures viriles aux formes les plus archaïques de sorcellerie et de religiosité (…) Mais la gestion catastrophique de la crise par ces gouvernants ne les a en rien disqualifiés. Au contraire, elle a consolidé la base de leurs soutiens, et surtout leur a permis de manifester une forme d’impunité, la preuve qu’ils ne dépendaient d’aucun jugement politique, scientifique ni moral et pouvaient donc imposer inconditionnellement leur volonté. »
Sous le désordre, les algorithmes
Si le « bouffon » est si fort, c’est qu’il tire sa légitimité du discrédit de l’action politique : « Avec eux il ne s’agit plus de gouverner à l’intérieur du cadre démocratique, mais de spéculer à la baisse sur son discrédit (…) asseoir la crédibilité de leur “discours” sur le discrédit du “système”. »
Ces « bouffons » ne pourraient accéder au sommet des Etats et s’y maintenir s’ils n’étaient pas aidés par une nouvelle sorte de conseillers, discrets et peu idéologisés : des informaticiens de choc maîtrisant données et algorithmes. Et c’est sans doute là que réside l’aspect le plus novateur du décryptage de Christian Salmon, qui appuie sa démonstration sur un travail méticuleux de recherches menées dans plusieurs pays et sur des exemples précis.
On découvre avec lui des personnages aussi inquiétants que leurs maîtres, peu connus du grand public, mais redoutablement efficaces : Dominic Cummings, le conseiller de Boris Johnson, Luca Morisi, celui de Salvini, ou Brad Parscale, celui de Donald Trump. Des geeks, des rois du big data « capables d’exploiter les potentialités politiques du Web et de canaliser vers les urnes la colère née sur les réseaux sociaux ». C’est cette alliance entre le clown débordant et l’informaticien virtuose qui permet à la tyrannie des bouffons de prospérer. « Sous le désordre apparent du carnaval, la rigueur des algorithmes », résume l’essayiste.
Cycle d’enquêtes
Christian Salmon poursuit avec La Tyrannie des bouffons un cycle d’enquêtes passionnantes sur la décomposition politique depuis les années 1990. Dans Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte, 2007), il analysait comment l’art de la mise en scène s’était substitué à l’art de gouverner. Avec La Cérémonie cannibale (Fayard, 2013) il disséquait le processus de dévoration de l’homme politique par les médias et le passage de l’incarnation présidentielle à l’exhibition de la personne.
Dans L’Ere du clash (Fayard, 2019), il se penchait sur la spirale du discrédit et sur l’apparition de nouvelles « vérités algorithmiques », imposées par les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) aux délibérations démocratiques traditionnelles. Dans cette vision pessimiste, il apporte aujourd’hui une nouvelle pierre au cimetière des illusions démocratiques perdues puisque, selon lui, l’homo politicus connaît une dernière mue : « Il abandonne la majesté pour revêtir les habits du bouffon. » Peu réjouissant, mais qui donne à réfléchir.