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thierry billet

Tentative d'assassinat d'une journaliste bretonne

11 Avril 2021 , Rédigé par Thierry BILLET

« Déboulonner une roue de la voiture de la journaliste bretonne Morgan Large n’est pas un geste d’intimidation, mais une tentative de blesser ou de tuer »

Depuis plusieurs années, des journalistes alertent sur les menaces et la « loi du silence » qui leur est imposée dès qu’il s’agit des dégâts de l’agro-industrie bretonne.

Publié le 11 avril 2021 – LE MONDE

Morgan Large est journaliste, elle travaille pour Radio Kreiz Breizh (RKB), une radio associative établie à Saint-Nicodème (Côtes-d’Armor). En Bretagne, elle est connue pour son travail sur les dégâts de l’agro-industrie, sur la manière dont les poulaillers et les porcheries industriels, les entrepôts et les silos géants des coopératives, et les parcelles interminables de grandes cultures, saccagent lentement la beauté du pays. « Mettre la plume dans la plaie », n’est-ce pas ce que sont censés faire les journalistes ?

Tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Dans la nuit du 26 mars au 27 mars, Morgan Large est réveillée par les aboiements de son chien. La porte ouverte, celui-ci se précipite vers la voiture, garée non loin. Une sonnerie de téléphone retentit tout à côté. Quatre jours plus tard, la journaliste trouve sur le chemin de sa maison un boulon de roue, réalise qu’il appartient à sa voiture et qu’il en manque un autre, sur la même jante. L’un de ses voisins lui confie l’avoir trouvé trois jours plus tôt, le samedi 27 mars, non loin de chez elle.

Morgan Large a donc sans doute circulé, quatre jours durant, dans un véhicule saboté, au risque de sa vie, de celle de ses enfants. Déboulonner partiellement une roue n’est pas un geste de menace ou d’intimidation, ce n’est pas un avertissement. C’est une tentative discrète de mettre hors d’état de nuire, ou, pour le dire plus simplement, de blesser ou de tuer. Près d’un millier de personnes ne s’y sont pas trompées et se sont réunies, mardi 6 avril, à Rostrenen, pour manifester leur soutien à la journaliste.

Chien empoisonné

L’attentat n’est pas venu sans avertissements. Régulièrement stigmatisée par les collectivités locales ou des industriels, la journaliste est ciblée avec une agressivité décuplée depuis qu’elle a témoigné dans un remarquable documentaire, Bretagne, une terre sacrifiée, diffusé en novembre 2020 sur France 5, et qui a réuni plus d’un million de téléspectateurs. Appels téléphoniques nocturnes, menaces sur les réseaux sociaux où sa photo est diffusée, intrusion nocturne dans les locaux de RKB ou chez elle, où les prés ont été ouverts pour laisser ses animaux divaguer… En janvier, son chien a été empoisonné.

Depuis plusieurs années, les journalistes installés en Bretagne alertent sur la « loi du silence » qui leur est imposée autour de l’industrie agroalimentaire. La journaliste indépendante Inès Léraud, coautrice de l’enquête en bande dessinée Algues vertes. L’histoire interdite (Delcourt/La Revue dessinée, 2019), en a particulièrement fait les frais. Entre autres choses, Inès Léraud est régulièrement ciblée par des plaintes en diffamation de groupes industriels, plaintes parfois retirées quelques jours avant l’audience, et qui ne visent qu’à inquiéter, à épuiser financièrement et psychologiquement la journaliste. Et in fine à imposer le silence.

Devant cette accumulation d’atteintes à la liberté d’informer – dont on voit qu’elles pourraient finir de manière dramatique –, les pouvoirs publics restent cois. Ces derniers jours, on cherche en vain une réaction, à l’Elysée, à Matignon ou ailleurs, qui soit à la mesure de la gravité des agissements ciblant Mme Large. Un silence dont on ne peut que s’étonner, la liberté d’expression – par voie de caricature, notamment – étant sur d’autres sujets portée au sommet des préoccupations du pouvoir.

Altercation

Le gouvernement ne s’en tient pas, dans cette histoire, à la neutralité. Il a choisi un camp. La réalité est que son action conforte les adversaires les plus radicaux de la liberté de la presse, sur les questions d’agriculture et d’environnement. En reprenant à son compte les éléments de langage des propagandistes de l’agriculture intensive – le désormais célèbre « agribashing » – et en privatisant l’action de la gendarmerie nationale par la création de la cellule Demeter, le gouvernement a contribué à criminaliser ceux qui s’inquiètent publiquement des dégâts de l’agro-industrie.

Depuis octobre 2019, la cellule de gendarmerie Demeter est notamment chargée, selon la convention signée entre le ministère de l’intérieur et la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), « de la prévention et du suivi (…) des actions de nature idéologique » visant des exploitants, y compris lorsqu’il ne s’agit que « de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ».

La presse entre-t-elle dans ces catégories ? Fin mars, alors que Morgan Large circule avec une roue partiellement déboulonnée, une journaliste de radio allemande est en reportage dans les parages, en Argoat. Un tracteur passe. Elle tend son micro pour capter l’ambiance sonore. L’agriculteur s’arrête, interroge. Elle décline sa qualité de journaliste. S’ensuit une discussion tendue, le micro reste ouvert. L’agriculteur proteste de l’enregistrement et c’est l’altercation. Le soir venu, dans sa pension, la journaliste voit débarquer l’agriculteur encadré de deux gendarmes qui exigent l’effacement des bandes. Au cours de l’intervention, l’intéressée est copieusement injuriée devant les forces de l’ordre, qui n’y voient rien à redire.

Au-delà de la question de savoir si une journaliste peut enregistrer une discussion un peu vive sans avoir recueilli l’assentiment exprès d’un interlocuteur (dont elle ignore l’identité), il est surprenant qu’une équipe de gendarmerie puisse être aussi facilement mobilisable, en soirée, pour une tâche aussi délicate que la suppression des enregistrements d’une journaliste étrangère. Celle-ci n’en revient toujours pas. « Tout s’est passé comme si les gendarmes étaient au service de l’agriculteur », raconte-t-elle au Monde. Ne l’étaient-ils pas, en réalité ? En Bretagne, les pouvoirs publics ont laissé s’installer un dangereux sentiment de toute-puissance et d’impunité.

Stéphane Foucart

 

 

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