Alain LIPIETZ : la "cata" irlandaise.
Je pique à Alain LIPIETZ, eurodéputé vert, cet article de son blog.
Quelques 500 personnes, venues de la « société civile organisée »
(représentants des syndicats, des associations écologistes, droit-de-l’hommistes, consommateurs, dont beaucoup sont regroupées dans la Plateforme sociale), se réunissaient vendredi après-midi pour la séance finale de l’Agora citoyenne, où devaient être présentés
les exigences et propositions des ateliers à l’issue de 2 jours de débats sur le climat. Exigences à l’égard des institutions européennes d’une action assez radicale pour sauver le climat, nous
y reviendrons.
Le Vice président du Parlement, le Vert Gérard Onesta, « inventeur » de l’Agora, qui présidait la séance, commence par annoncer la victoire du Non en Irlande. Aussitôt, un monsieur bien mis applaudit, provoquant les huées de la totalité du reste de la salle. C’est dire le désarroi dans lequel le Non irlandais et la perspective de voir clouer définitivement l’Europe dans les traité de Maastricht-Nice (ces traités que les mêmes Irlandais avaient approuvé par référendum) désespérait ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler « société civile organisée ». Car en Europe comme en Irlande, l’écrasante majorité des associations, conscientes du rôle indispensable que peut jouer l’Europe dans la résolution des problèmes mondiaux, était consciente du handicap que représentent les traités actuels, et du progrès que représentait le TCE, puis le traité de Lisbonne.
J’insiste que par « société civile organisée », j’entends ici toutes celles et ceux qui sont dans les
associations et syndicats, représentées ou non en tant que telles au Comité économique et social européen (les associations et la Confédération Européenne des Syndicats, présentes à l’Agora,
étant d’ailleurs assez critiques sur le mode de désignation du CESE). L’Agora avait justement pour but d’élargir aux citoyens le processus de construction d’une Europe politique. Un tel
processus d’association implique un certain niveau d’organisation, avec des débats suivis, menés de bonne foi et informés, de cette société civile.
La plupart de ces organisations (de la Confédération européenne des syndicats au WWF, à Greenpeace et aux Amis de la Terre en passant par la Ligue Européenne des Droits de l’Homme) avaient ainsi, selon des arguments mûrement pesés et selon de multiples critères, appelé à voter Oui au TCE, et , tout en regrettant les reculs du traité de Lisbnne par rapport au TCE, appelaient encore une fois à voter Oui, mesurant ses nettes avancées par rapport à Maastricht-Nice.
En choisissant au contraire d’en rester à Maastricht-Nice, le Non irlandais marque donc une rupture, non plus entre « une société politique coupée de la société civile » (comme aujourd’hui le rabâche en boucle cette classe politique, prenant la posture d’une auto-critique tartuffesque), mais une rupture entre « société civile organisée » et « société civile atomisée » (les gens). Entre 53% des Irlandais et les organisations mêmes censées les représenter au niveau social, et qui toutes appelaient à voter Oui .
On a beaucoup glosé sur le fait que le TCE, et encore plus le traité de Lisbonne, par le caractère principalement institutionnel, procédural, des réformes introduites (pour démocratiques qu’elles soient), ne « donnaient pas envie de voter Oui », faute d’avancée substantielle dans les domaines écologique et social.
On va beaucoup gloser sur le paradoxe des traité européens en vigueur, qui permettent à 53% de 45% de votant de 1% de la population européenne ( 840 000 personnes, mais c’est déjà beaucoup : plein de pays européens sont beaucoup plus petits que l’Irlande !) d’imposer leur vote à un demi-milliard d’Européens. Les Verts s’évertuent à répéter depuis 5 ans que seul un referendum européen serait véritablement légitime, mais les Verts,comme les assureurs, ne sont crus qu’après la cata.
Reste pour moi le plus grave de tout : ce divorce entre la société civile organisée (les assoc et syndicats) et la masse des individus.
Ainsi privées des formes d’organisation leur donnant conscience de soi, les masses irlandaises se sont ainsi retrouvées dans la situation qualifiée par Durkheim de « solidarité mécanique et non organique », par JP Sartre de « série », ou par Karl Marx (dans Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte) de « coexistence dans un sac de pommes de terre ». Dans une telle situation, le bombardement infernal des nationalistes du Sinn Fein, de la presse Murdoch et des fondations, commeLibertas, financées par le magnat Declan Ganley et par les néo-conservateurs américains, qui avaient recouvert d’affiches chaque mur ou autobus de l’Irlande, ne pouvait aboutir qu’au Non, dès lors que les associations porteuses d’une réflexion collective ne parvenaient plus à se faire entendre. Prenons deux exemples.
Beaucoup d’entre vous ont sans doute vu à la télévision cette séquence terrible d’une jeune et jolie femme tout à fait
moderne, arborant la chemise rouge du Non, et expliquant que le Oui permettrait à la Cour de Justice Européenne d’autoriser l’avortement en Irlande. Vous avez bien vu et bien lu : elle
pensait ça, donc elle votait Non ! Un peu comme si un « déporté noir
américain » appelait à voter contre Lincoln parce qu’il abolirait l’esclavage. Les féministes d’ATTAC, en France,
appelaient aussi au non au TCE, mais en argumentant que le TCE interdirait l’avortement !! Selon des rumeurs que je n’accepte pas de croire, elles seraient allées en Irlande soutenir ce
discours anti-avortement. Bien sûr, rien de tout cela n’existe dans le traité de Lisbonne, mais pour les très catholiques Irlandais, souvent liés familialement aux États-unis, ce mensonge
résonnait juste : c’est bien par un décret de la Cour suprême américaine (Roe vs Wade) que l’avortement a été autorisé aux États-unis, contre la volonté, parfois majoritaire au niveau des
élections locales, des lobbies fondamentalistes chrétiens (« pro-life »). Avec la crainte (hélas tout aussi peu fondée d’ailleurs) d’une « harmonisation fiscale » qui aurait
enfin obligé l’Irlande à taxer les profits de ses entreprises
, c’était l’un des principaux arguments du Non.
Le scénario de libéralisation de l’avortement aurait-il pu se réaliser au niveau européen grâce à Lisbonne ? À la rigueur. Peut-être. Avec le traité de Lisbonne, il aurait en effet été concevable qu’un jour, une « initiative législative citoyenne » (1 million de signatures), puis une majorité du Parlement et du Conseil, intègrent la « santé reproductrice », c’est-à-dire le droit à la contraception et à l’avortement, dans la politique de santé européenne. Devenue « politique de l’Union » et donc « justiciable » selon la Charte des droits fondamentaux, ce droit des femmes aurait pu faire l’objet d’une plainte d’une femme irlandaise devant la Cour de justice contre son propre gouvernement lui interdisant d’avorter en Irlande...
L’Église catholique irlandaise n’ignorait certes pas cette possibilité nouvelle (qui restait quand même bien semée d’embûches), mais appelait quand même à voter Oui au nom des multiples avancées que le traité de Lisbonne permettait en matière de démocratisation, de législation sociale, de lutte contre le changement climatique etc. Et pourtant ses ouailles ont probablement voté majoritairement Non.
De la même façon, sur le terrain syndical, la semaine avait été marquée par une illustration extrêmement concrète de la différence entre le traité de Nice et le traité de Lisbonne.
Schématiquement, alors que le traité de Nice, c’est « tout le pouvoir au Conseil des gouvernements », le traité de
Lisbonne, c’est « beaucoup plus de pouvoir pour le Parlement européen élu ». Or, le 9 juin, le Conseil européen, entérinant le virage à droite de la France et de l’Italie et le
« travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy, s’était rallié à la position initiale de la Commission européenne, proposant de limiter à 60 ou 65 heures l’opt-out
(dérogation) obtenue par la Grande-Bretagne en matière de durée hebdomadaire du travail. On se souvient peut-être que le Parlement européen, en première lecture (rapport Cercas)
, avait voté la suppression de cet opt-out et avait fermement limité la durée maximum du travail à 48h, sans
annualisation, sur l’ensemble de l’Europe.
Anecdote significative : Roselyne Bachelot (que j’aime bien), alors députée européenne, trépignait de joie en séance à chaque avancée du rapport Cercas, puis en tant que ministre de Sarkozy a dû voter en Conseil exactement le contraire…
Comme je l’expliquais mercredi dans un communiqué, la position du Conseil clarifiait parfaitement la situation « socialo-européenne ». Ou on était
avec le Parlement (et donc du côté du traité de Lisbonne) pour la limitation de la durée du travail, ou on était pour le traité de Nice, pour le pouvoir aux gouvernements, et on était alors
pour le droit des gouvernements nationaux de s’exempter de cette limite : « travailler jusqu’à l’épuisement pour financer son enterrement. »
Ayant parfaitement compris l’enjeu, les syndicats irlandais appelaient à voter Oui au traité de Lisbonne. Les premières analyses des résultats montrent pourtant qu’une majorité d’ouvriers a voté Non, c’est-à-dire pour le maintien du traité de Nice, et donc pour la position du Conseil sur le temps de travail.