Le politiste voit un paradoxe dans le fait que les Français n’ont pas encore mis en accord leurs comportements individuels avec leurs convictions écologiques

Vu de loin, il peut sembler paradoxal que les Français n’aient pas adopté plus de comportements vertueux en matière de protection de l’environnement, alors que cette préoccupation fait maintenant partie des trois ou quatre sujets qu’ils jugent majeurs, ce qui n’était absolument pas le cas il y a quelques années. Vu de près, le paradoxe s’éclaire.

Tout d’abord, la prise de conscience des enjeux environnementaux et climatiques n’est, malgré tout, pas sans effet sur les comportements : les enquêtes montrent bien que ceux que l’on peut qualifier de vertueux ont incontestablement progressé chez les citoyens et consommateurs français, que ce soit dans l’alimentation, le tri des déchets, la gestion de l’eau, etc. La question est donc celle de l’ampleur du changement, non sa réalité. Quatre grands freins à un véritable basculement des comportements subsistent néanmoins.

Vouloir, ou le poids des habitudes. Changer de comportement a un coût – psychologique, organisationnel, économique –, a fortiori quand il s’agit de s’imposer des contraintes supplémentaires là où le confort et la facilité peuvent prévaloir. Il ne faut pas non plus négliger l’incivisme d’une partie de la population, qui continue à jeter sans vergogne mégots ou plastiques dans la nature, à prendre la voiture ou l’avion pour de petits déplacements et ne se préoccupe absolument pas du reste de la population.

De l’hyper-individualisme…

On touche là une tendance profonde, l’hyper-individualisme, qui concerne 17 % environ de la population, ceux qui, dans nos enquêtes, déclarent : « Dans la vie, ce qui compte, c’est moi d’abord, les autres viennent toujours après. » Le premier obstacle à l’orientation massive des comportements en faveur de l’environnement est donc la tension entre l’individu et le collectif, le consommateur et le citoyen. Le premier veut des cerises en hiver et des mandarines en été. Le second est sensible aux conséquences : aberration écologique, impact énergétique, destruction des ressources…

Savoir, ou l’intensité de la menace perçue. Certes, la dégradation de l’environnement, le changement climatique, la pollution inquiètent de plus en plus. Mais les études montrent aussi que ces questions restent très abstraites pour une grande partie de la population. En revanche, plus la menace est visible, comme le réchauffement climatique ou la multiplication des épisodes de pollution, plus ce savoir abstrait s’enrichit d’une expérience directe du sujet. C’est bien ce qui s’est produit ces dernières années, mais le chemin de la connaissance est encore long à parcourir et peut conduire à une forme de relativisation de la menace – ce qui est différent de la contestation de sa réalité –, nuisant au basculement des comportements.

Pouvoir, ou la force des contraintes. Le troisième frein, majeur, est celui de la capacité à agir. On peut savoir. On peut vouloir. Mais on peut ne pas pouvoir. Le citoyen consommateur est alors pris dans un système d’injonctions contradictoires. La contrainte peut être économique et la tension sur le pouvoir d’achat joue ici un rôle fondamental. Mais elle peut être technique ou territoriale. On l’a vu avec les « gilets jaunes », qui ont à la fois réagi à une augmentation du coût de l’essence et à une nouvelle taxe venant grever un budget déjà très contraint, mais qui n’avaient aussi, pour nombre d’entre eux, pas d’autre recours possible que la voiture pour se déplacer. Selon ce qui est mis en place dans la ville, l’immeuble, l’entreprise, l’hypermarché ou les transports, le pouvoir d’agir est donc facilité ou empêché. Contrairement à une idée reçue, les jeunes sont ainsi moins vertueux que les seniors en matière de tri des déchets : en grande partie parce qu’il est plus difficile d’avoir plusieurs poubelles dans un studio que dans un pavillon…

… à la conscience morale

Etre efficace, ou le syndrome de la goutte d’eau. Il s’agit là d’un mécanisme de déresponsabilisation individuelle redoutable, puisqu’il consiste à considérer que ses efforts sont dérisoires et inutiles par rapport aux véritables pollueurs. A l’échelle de la planète, des pays tels que la Chine et les Etats-Unis plutôt que la France ; à l’échelle nationale, l’industrie, l’agriculture ou les transports plutôt que l’individu. Le syndrome de la goutte d’eau justifie soit que l’on ne fasse rien, soit que l’on fasse peu en trouvant des compromis. Il met donc à l’épreuve l’articulation des logiques collectives et individuelles et la capacité des individus à imposer un changement de société (le tout) plutôt qu’à rechercher ou imposer une somme laborieuse de comportements individuels vertueux (les parties). Mais ce raisonnement a aussi sa propre perversité, puisqu’il justifie de ne rien changer individuellement tant qu’on n’a pas tout changé collectivement !

Le devoir d’agir, qu’il relève d’une norme extérieure ou qu’il soit intériorisé et librement consenti, se heurte à la profondeur du vouloir, du pouvoir, du savoir et de l’efficience. Quand le lien est fait avec la santé, et il l’est de plus en plus, un bénéfice individuel tangible, auquel le citoyen autant que le consommateur est attaché, permet plus sûrement d’obtenir une modification des comportements. Mais cela ne peut suffire. Pour changer les habitudes, il faut avoir une conscience morale, celle d’une responsabilité vis-à-vis de ce qui nous dépasse : la planète, le genre humain, les générations à venir. Cela requiert de l’apprentissage et de la pratique, ne serait-ce que pour comprendre que vivre autrement n’est ni hors de portée ni synonyme de bagne ou de régression inéluctable.

Brice Teinturier est directeur général délégué d’Ipsos. Il a notamment écrit « Plus rien à faire, plus rien à foutre : La vraie crise de la démocratie » (Robert Laffont, 2017)